Le Mardi des souvenirs 3
L'institutrice
A six ans j’étais une enfant vive, j’aimais plus que tout être dehors, avec les arbres, l’air, la terre. Ma mère appréhendait pour moi le carcan de l’école. Mon institutrice s’appelait mademoiselle Broussous. C’était une vieille fille, sérieuse, un peu ronde, toujours élégante, qui portait un chignon. Je n’ai jamais su quel était son prénom, ni quelle était la longueur de ses cheveux.
J’ai fait chez elle, quelle grande chance, mes trois premières années d’école primaire. Elle n’avait qu’un amour, un amour fou et magnifique : notre langue française. Très vite, entre elle et moi s’est installé quelque chose de fort. Dans les contes que me lisait ma mère et dans mes livres, j’avais déjà découvert la magie des mots, des phrases et de tout ce qui pouvait y être exprimé. Ça me fascinait. L’apprentissage de la lecture fut une formalité pour moi, j’étais passionnément motivée. Arriva le temps des rédactions et surtout des textes "libres." Si les rédactions à thèmes m’ont appris à flatter mon inspiration pour qu’elle accepte de se lâcher sur un sujet qu’elle n’avait pas choisi, mon bonheur était de pouvoir créer mes sujets et ceux-ci ne manquaient jamais dans ma cervelle de rêveuse. Je ne tarissais pas. Je découvrais ce plaisir d’écrire librement ce qui me touchait, retenait mon cœur, mon regard, mon attention. J’avais alors six ou sept ans et la merveille de l’écriture me tenait hors lieu, hors temps, au-dessus des fonts baptismaux de la créativité. J’écrivais des textes étonnamment longs pour mon âge, dans l’écriture desquels je me délectais incroyablement.
Bien des années plus tard, j’avais dix-huit ans, j’ai croisé Mademoiselle Broussous dans une rue de notre ville, Mulhouse, un beau jour de printemps. Elle m’a invitée à prendre le thé. Elle vivait dans un appartement élégant et calme, comme elle. Dans son salon il y avait surtout une immense bibliothèque et de vieux fauteuils de cuir noirs.
Nous nous sommes un peu raconté nos vies, devant un thé doré versé dans des tasses de porcelaine blanche parsemée de fleurettes et des petits gâteaux.
Je n’avais pas l’impression de l’avoir quittée depuis dix ans, il est des gens comme ça, qu’on ne quitte jamais vraiment. À un moment elle s’est levée, s’est éloignée, puis est revenue portant dans ses mains une boîte, en bois un peu grossier. Elle l’a ouverte, en souriant, sûre de la surprise qu’elle allait provoquer. Il y avait là les textes de mes trois années dans sa classe. Mes émotions, ma vie de petite fille, tout était là, dans l’écriture appliquée. Tout était là, sa joie d’institutrice, sa fierté aussi et notre amitié d’amoureuses de la langue française. Comme j’étais étonnée, touchée, flattée de figurer ainsi dans ses souvenirs, elle qui m’avait tout appris. Jamais un instant je n’aurais même pu imaginer qu’elle se souvenait de moi !
la gaillarde conteuse