en chemin vers le 6 Janvier
Et voici passé le 25 décembre. On pourrait penser que cette fois les forces ténébreuses sont calmées et que tout est bien qui finit bien. Loin de là ! Nous entrons à présent dans la période des douze jours d’effroi, appelée chez nous « Rauchnächte ». Les démons sont déchaînés, ils vont tout tenter pour combattre cette lumière, et ce n’est pas ce petit, couché sur la paille et encore si vulnérable, qui va les intimider.
Ces douze nuits sont souvent venteuses et on y entend les archaïques chasses nocturnes de Wotan, ce dieu guerrier qui combat les esprits mauvais lors des sinistres crépuscules. Ce sont des nuits brumeuses et chargées d’un froid nouveau, différent. Toutes ces forces contraires qui guerroient dans les airs les rendent lugubres et infréquentables. Restons aux coins de l’âtre, dans nos enveloppes apeurées et fragiles et laissons ces êtres surnaturels mener contre le mal leur combat annuel, ils s’y entendent bien mieux que nous. Pendant les veillées de ces douze jours, on abandonne les rouets, mesdames, il le faut.
Ce sont ces heures-là que Frau Berchta, cette vieille fée sauvage, choisit pour traverser le ciel, suivie de la troupe innocente des enfants morts-nés, qui n’ont pas eu de baptême et à qui la religion refuse une âme. J’ai entendu dire que dans la troupe des ces petits, endormis douillettement dans les plis laiteux et accueillants de sa cape de brouillard, toute bordée d’étoiles, se glissaient silencieusement les âmes perdues des suicidés, des assassins et des mendiants, qu’aucune bénédiction ne sauvera jamais et que nulle famille ne réclame. Elle n’est pas avare de place qu’elle fait en son manteau, cette bonne fée, et elle les emmène tous au paradis, mais cette fois directement, sans aucun de ces juges intermédiaires trop humains ! Les mères éplorées ont au moins cette consolation, qui n’est pas moindre !
Et c’est durant ces douze jours aussi que nos trois rois, extirpés de leur tombeau, marchent sans relâche, pour contribuer, eux aussi, à sauver la lumière. Ils se rendent au « Champ du feu », le Viehfeld. On dit qu’en passant à Lalaye, ils auraient volé dans les airs, et lâché malencontreusement sur un moulin, une cassette d’or qui fit la belle fortune de son meunier qui vendit tous ses biens et s’en alla, quelque part dans le monde, jouir de cette tranquille opulence. Le nouveau propriétaire de ce moulin, qui avait bien sûr entendu l’étonnante histoire, paressait tout le jour, couché sur les sacs vides, son bonnet blanc pointu enfoncé jusqu’au nez. Il attendait, clamait-il en riant, « que la fortune lui tombe du ciel ! » Oui, mais il attendit longtemps, de décembre en décembre, des années durant… il finit par être arm wia n’a kirichamüs, pauvre comme une souris d’église. Pris de folie, il tira alors un coup de fusil sur les trois rois volants. Mais l’arme sauta de ses mains et c’est lui qui périt. Personne ne vint le voir, ni le chercher, ni le veiller de prières, ni même l’enterrer. Les braves gens ne se mêlent pas de ces histoires maudites et laissent les ténébreux rejoindre les ténèbres, quand ils en font le choix. Et l’homme est devenu maudit, comme le moulin d’ailleurs, ils tombèrent ensemble en ruines, doucement, ils y sont encore pris, jusqu’à la fin des temps…
Les trois rois arrivent au viehfield le 6 janvier, pour sacrifier à des rites qui valent bien la peine d’être dits. Nous dévorons avec bonheur des galettes qui désignent certains d’entre nous dignes de la couronne, mais savons-nous seulement les belles croyances qui dorment dans la succulente frangipane ? Les voici…
Le premier, Melchior, est un noble vieillard à la longue barbe, blanc de neige. Il tient, dans la main, une poignée de poudre d’or qu’il envoie dans les airs. Le vent s’en empare, la porte vers les cieux et voici les étoiles allumées pour tout l’an neuf.
Puis arrive Gaspard aux yeux bridés qui jette, lui, une poignée d’encens. Elle devient nuages, brumes et pluies bienfaisantes que les champs recevront tous les mois à venir.
Enfin, Balthazar, astrologue et devin à la belle peau noire, jette une poignée de myrrhe qui se sème partout sur le sol. Celle-ci rendra la terre fertile.
Prélevées des présents faits à l’enfant divin, ces trois poignées miraculeuses sont offertes aux hommes. A présent les étoiles sont rallumées, les terres fertilisées, les temps placés. Pour finir, les esprits bienfaisants reprennent leur ronde protectrice.
Femmes, reprenez vos rouets, la roue de l’univers s’est remise à tourner, et pour toute une année. Merveille !
in NOËL EN ALSACE, LÉGENDES ET CROYANCES - Patricia Gaillard - livret/CD - éditions De Borée - 2016