Le jardin des trois commères - 20 Octobre
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Savez-vous que tout près de chez moi trois fées se retrouvent chaque année ? Personne ne le savait sauf moi. Et un jour je l’ai raconté...
Voyez plutôt...
Les trois commères
Dans ce bois de sapins, discret comme un caméléon, se trouve le logis où elles se retrouvent. Rien ne se voit des murs, du toit, de la cheminée où fuit tout au plus un toupet de brume. Quant à la porte, très fort serait celui qui verrait son bois d’ombre et son heurtoir de bronze, tête sombre de loup. Nul jamais n’a vu cette demeure, protégée de la curiosité humaine par mille parentés subtiles avec l’écorce, la terre, les roches et la rosée. Maison de Fées…
Arie arrive la première. Toujours. C’est une habitude vieille de plusieurs siècles. Même les Fées en ont. Elle vient des environs de Montbéliard, où elle est une espèce de mère Noël. De plus en plus frileuse, elle porte plusieurs jupes de grosse laine, l’une sur l’autre et ses pieds (des pattes d’oie, paraît-il) sont pris dans d’épaisses chaussettes tricotées « main » et fourrés dans des savates confortables. Toutes sortes de châles empilés enrobent sa tête et ses épaules. Ses dents sont-elles vraiment de fer ? En tout cas elle a un regard doux de vieille mère. Elle entre au logis, elle en possède une des clefs, qui ne quitte jamais sa poche de tablier.
A peine entrée elle chante, heureuse de retrouver bientôt ses deux meilleures complices. Elle se cale tranquille, dans un fauteuil d’osier, cligne des yeux une fois ou deux, pour qu’un feu de saison naisse dans la cheminée. Puis elle pointe son bâton sur un balai debout qui se secoue et se met aussitôt à frotter ardemment, ramassant tout sur son passage, poussières, moisissures et toiles d’araignées. Pendant ce temps, Arie ôte ses pantoufles, ses chaussettes et déplie délicieusement ses pieds en éventail devant l’âtre brûlant. Elle rit toute seule des recettes neuves qu’elles vont s’échanger, comme elles font chaque année. Pour elle, sa recette précieuse est celle qui fait rétrécir. Elle n’a cessé de l’affiner depuis la nuit des temps et ces derniers mois elle arrive à rivaliser de petitesse avec des moustiques ou même des pucerons ! D’ailleurs elle sort de sa poche un animal gros comme un haricot. C’est son âne. Il était fatigué après sa tournée de Noël, elle l’a réduit pour l’emporter. Elle souffle sur lui et le voici tout regonflé sur le plancher. Arie le mène à l’écurie où un panier sans fond lui donne de l’avoine à foison… le plus heureux des ânes est un âne de Fée ! Dans un petit recoin de cette étable obscure, le lutin de Bellefontaine, sommeille profondément. Il a été longtemps le servant d’une demeure du village. Ceux qu’il a honorés de ses discrètes tâches nocturnes, ont toujours remercié sa bonté. Petits bonbons emballés de papiers brillants, miettes de gaufres et de crêpes, tasses de crème véritable et lait au chocolat… maintenant les hommes regardent très tard une espèce de caisse où sont enfermés plusieurs de leurs pareils, cette caisse est bruyante et les fait parfois rire, quand elle ne les endort pas, vautrés dans leurs fauteuils… et de plus les miettes qu’ils vous laissent alors, sont grasses et trop salées et trimballent des senteurs pas très sûres… difficile maintenant de travailler concentré, tranquille et heureux dans toutes ces maisons ! Il s’est retiré pour de bon. Les trois fées lui ont proposé de devenir gardien de leur demeure. Il en était content. Il a choisi ce coin, car c’est son préféré. Il a un grand amour pour le foin parfumé et tiède des écuries. Arie pousse la porte, doucement, pour ne pas le déranger.
En revenant elle secoue juste un peu ses jupes sur le devant de la maison. Aussitôt mille flocons tourbillonnent et saupoudrent le paysage. Ça l’enchante chaque fois. Dernière fille des druides, elle a hérité des éléments, la belle obéissance qu’ils avaient pour ses pères.
Berthe la fileuse vient d’arriver. Reine à son origine, l’âge n’arrive pas à la défaire de sa souveraine dignité et de ses longues robes. Depuis que les quenouilles restent en décoration dans les fermes « retapées », où les charrettes et les charrues deviennent des pots de fleurs, Berthe ne sort plus guère, sauf pour ce rendez-vous sacré. Les deux Fées s’embrassent joyeusement. Berthe brandit sa quenouille et croit que son amie a oublié la sienne. Arie, de sa poche, sort un bâtonnet petit et pointu comme un cure-dent, souffle dessus, sa quenouille précieuse est revenue ! La Fée des Tisanes, Sauge, frappe trois coups. On lui ouvre la porte. Elle entre dans des effluves printanières. Toujours ses fines robes vertes avec quelques fraisiers et des touffes de tilleul qui débordent des poches. Toujours ces sacs d’écorce au dos, remplis de bouquets serrés d’herbes sèches et toujours, pendus à la ceinture de lierre, les fins ciseaux, les cuillères à thé, les bouilloires ventrues, le grimoire millénaire… elle n’a pas changé ! Tous les savants mélanges des herboristes, des naturopathes, des phytotérapeutes de la planète sortent de ce manuel des origines… Dernière descendante d’Isis, elle a hérité le très antique savoir de cette magicienne.
Et la porte se ferme.
Chacune a emporté de vieilles nourritures que depuis tant de temps elles aiment partager. Elles s’attablent et le premier soir elles ont mille nouvelles à se donner, quelques recettes à s’expliquer, deux ou trois histoires à se dire. La nuit est là, elles ont le temps, ce sont des éternelles, simplement.
Comment l’imaginer…
Dès le lendemain elle prendront leurs quenouilles, et pendant que leurs doigts fileront doucement l’or de nos destinées, elles siroteront par instants, les philtres élaborés que Sauge leur aura préparé, pour huiler les articulations, éclaircir la vue, rafraîchir l’esprit, nettoyer les filtres de leurs corps mille et mille fois rajeunis. Elle plaideront pour nous auprès des arbres, des rochers, des sources et des bêtes, convaincues sont-elles et c’est beau, que la sagesse est notre accomplissement prévu et qu’un jour nous y arriverons.
Elles restent ainsi les trois, le temps nécessaire pour qu’au temple des jours elles puissent raccommoder de ce fil ténu et fort les trous amers qui déchirent le monde. Puis elles se quittent, sans regret, sans tristesse. Ce sont des Fées. Elle savent bien depuis toujours que pour toujours, dans ce coin de sapins, tout près des « trois commères », à Belles Fontaines, elles se reverront chaque année.
Je ne vous dirais pas où et quand exactement.
C’est mon secret.
Il en faut !
(Patricia Gaillard - Contes et Légendes du Jura - éditions De Borée - 2007)
La gaillarde conteuse