Les histoires du Lundi 1 - Pont des fées
Lundi... un jour étrange, une sorte de porte qui ouvre la semaine, une espèce de seuil, de début, de prologue.
Une histoire pourrait il me semble l'attendrir, le parfumer, l'adoucir.
Voici donc Les histoires du Lundi...
Celle d'aujourd'hui je l'ai choisie car tout près d'ici il y avait un joli pont, très vieux, que tous les anciens ont connu. Il y a quelques mois on a remplacé les jolis parapets anciens, ouvragés, par d'autres, froids, gris, quelconques. Quel dommage.
Les vieux ponts ont une histoire, la preuve..
PONT DES FEES
Au temps où tout ici se faisait à pieds, de nombreux petits ponts passaient les rivières pour se rendre au-delà. Entre Vercia et Vincelles (Jura) se trouvait quelque part un pont bien particulier. C’était d’abord son allure qui en faisait un passage singulier. Il était si bombé que de le passer tenait de l’ascension et pour peu qu’une récente période pluvieuse l’ait rendu un peu glissant, il fallait sacrément empoigner la rambarde, y en avait-il une ? Ensuite, comme une difficulté vient rarement seule, des Dames hantaient ce lieu de leurs silhouettes pâles et fuyantes. Imaginez un peu ceux qui les rencontraient, quand la nuit tombe tôt, en décembre ou janvier. Déjà tout concentrés sur le chemin glacé et sur la pente forte, ils voyaient ces Dames, leurs images cristallisées comme dessinées par le gel sur la toile de nuit suspendue, elles avaient des étoles de brume argentée qui voilaient la grâce penchée de leurs visages. Puis elles se mettaient à danser, aériennes et diaphanes. Elles étaient versatiles, on ne savait jamais, et c’était ça le pire, si elles allaient vous laisser continuer tranquillement votre chemin obscur ou si, prenant soudain des envies de railler, elles n’allaient pas vous prendre à plusieurs par les mains et vous faire danser le chibreli deux ou trois heures durant ! Et comme si tout cela ne pouvait s’arrêter là, un peu plus loin le pauvre estourbi, passait non loin de la Mare Branlante, la bien nommée, car une église engloutie tapie dans son bas-fond laisse monter parfois de ses cloches de gros sons étouffés, qui crèvent à la surface, lançant dans l’air glacé leur glas lugubre… le pauvre entendait là, monter des berges tout autour, des chants rythmés férocement par des claquements de battoirs. C’était les lavandières nocturnes que nul ne voit jamais. On dit qu’elle se tiennent cachées car elles sont de mauvaises mères, des revenantes terreuses et acariâtres. Ces linges qu’elles lavent, battent et tordent, sont les cadavres de leurs enfants dont elles cherchent à blanchir les langes, pour blanchir leur âme qui sera sans repos jusqu’à la fin des temps… Le bonhomme qui passait fermait ses deux oreilles, pour ne pas entendre leur complainte, douce comme une berceuse, triste comme la mort, mais séduisante aussi comme le sont ailleurs, ces chants de sirène qui perdent les marins. Arriver enfin chez soi était un pur délice !
La nuit par ici ne nous appartient pas. Elle est aux chouettes, aux chauves-souris, aux fées et à leur peuple qu’on ne voit qu’à demi. Nous devrions traverser en intrus discrets, le noir décor de leur bal singulier. Au tout petit matin, quand le premier rayon d’or plisse leurs yeux fragiles, ils retournent chez eux. Ils laissent aux clairières, des cercles d’usure sur les mousses, d’avoir fait trop de rondes à la lune…
Patricia Gaillard - Contes et Légendes du Jura - éditions De Borée - 2007