Les Histoires du Lundi 8
Et voici ce Mardi, le conte du Lundi, c'est à dire d'hier 😄
UNE SORCIÈRE À KOESTLACH
Une méchante vieille femme, sèche et brune comme un bâton de bois, avait une jeune servante. La pauvre fille était accablée de corvées de toutes sortes dont elle n’arrivait à bout que très tard chaque nuit.
Le soir où commence cette étrange histoire, la vieille, qui parlait toujours peu et rudement, dit à la fille d’aller se coucher tôt. Se coucher tôt ? C’était curieux, il restait tant à faire ! Mais bien trop heureuse d’aller se reposer une vraie et grande nuit, la servante se garda de discuter. Une fois retirée dans sa chambre, couchée dans son lit, la fille ne trouva pas le sommeil malgré la chaleur délicieuse de l’édredon, dont les carreaux bleus et blancs étaient éclairés par la pleine lune. Elle se sentait nerveuse, se tournait et se retournait sans cesse, quand elle entendit des bruits de rouets qui venaient, c’était net, d’une chambre plus loin dans le petit couloir. Convaincue que la vieille recevait des amies et passait avec elles une veillée agréable dont elle voulait la tenir éloignée, la fille se leva et fila observer par le trou de serrure. Elle vit alors une scène invraisemblable : assis en ronde parfaite, plusieurs ballots de paille, qui portaient chacun une vraie tête humaine, filaient avec des mains d’épouvantails, du lin fin à n’en plus finir. La fille poussa un cri, remonta le couloir dans le plus grand affolement, ferma le loquet de sa porte et s’affala sur son édredon, hoquetant de terreur et d’une fièvre qui la prit d’un seul coup. Le restant de la nuit des cauchemars affreux la hantèrent et la rendirent presque folle.
Au tout petit matin elle rassembla ses maigres affaires dans un baluchon, descendit sur la pointe des pieds dans la cuisine qu’elle traversa, s’apprêtait à ouvrir la porte pour s’y faufiler et fuir cet antre de sorcière, quand la vieille apparut tout près d’elle. Son regard jaune se fit dur, menaçant, comme sait l’être parfois celui des bêtes quand elles ont peur, elle empoigna le bras de sa servante, ses doigts crochus aux ongles durs s’enfonçaient exprès dans la jeune chair, puis elle siffla entre ses dents « Si tu racontes un jour ce que tu as vu là, je te retrouverai et je te punirai, où que tu puisses te trouver sur cette terre ! » La fille promit tout en dégageant brutalement la poigne forte qui enserrait son bras puis elle sortit, claquant la porte.
Les choses qui nous frappent le plus perdent pourtant leur force avec le temps. Les peurs s’émoussent, les promesses se diluent et la fille s’allégea de ce vieux fardeau de mystères en le racontant à quelques amies. Aucun détail ne manquait quand elle décrivit la scène effrayante qu’elle avait surpris derrière la serrure où elle avait collé son œil, ce fameux soir. Mais à peine avait-elle posé le dernier mot de son récit que son corps entier se figea, comme s’il était soudain devenu de bois. Elle ne pouvait plus faire un seul geste et ses deux yeux seuls, arrondis par la frayeur, roulaient dans une tête sans vie. Ses compagnes terrifiées se sauvèrent. La pauvrette resta seule, paralysée et muette, dans la prison étroite et terrible de son propre corps. Et de plus elle enflait, enflait, comme gonflée d’air. Nul n’aurait même pu la reconnaître.
La vieille avait donc entendu ces discrètes confidences ?
La sacrée sorcière l’avait prévenue et elle avait dit vrai.
La pauvre fille resta comme ça longtemps, longtemps, aussi longtemps que dure cette histoire qui n’est pas finie du tout car un jeune homme, au loin, marchait allègrement dans la campagne. Il revenait d’un long voyage et se réjouissait de retrouver sa fiancée. La nuit tombait et sur son chemin se trouvait un vieil arbre, connu pour abriter des réunions de fées, de fées aux doigts crochus et aux grimoires assassins et qu’on disait ténébreuses. La coïncidence va vous paraître incroyable, mais ce soir-là, précisément, devait se dérouler un de leurs rendez-vous et elles arrivaient de tous les chemins, en chuchotant avec de petits rires grinçants. Le garçon s’inquiéta et sentit qu’il valait mieux s’éclipser… Il grimpa dans l’arbre, où le feuillage dru lui faisait une cachette facile. Il se tenait fermement à une branche, Dieu merci, car ce qu’il vit et entendit là le secoua sérieusement ! Elles étaient nombreuses, quelques très vieilles, d’autres très jeunes, mais la plupart étaient des femmes mûres, petites et sèches, dans des vêtements amples et noirs comme des ailes de corbeaux. Certaines tenaient des lanternes et leurs mains adroites, quoique tordues, portaient des ongles longs et des bagues garnies de pierres noires qui brillaient joliment. D’autres faisaient de grands gestes, tout en racontant, ravies, les dernières méchantes farces qu’elles avaient faites aux hommes, aux femmes et aux bêtes. Puis elles s’installèrent toutes en une ronde qui, vue de haut, était parfaite. C’est à ce moment-là que la fameuse maîtresse de notre misérable servante prit la parole. C’était une ancienne, une respectable, chacune se tut et l’écouta. Elle raconta toute l’histoire et comment elle finit par punir cette fille trop curieuse. Puis elle enchaîna dans un grand rire :
« Si cette sotte savait qu’il lui suffirait de se baigner les pieds dans le lait tiré de quelques vaches noires du village pour que le sort se défasse, elle serait bien vite débarrassée… mais comment donc pourrait-elle le savoir ? »
Elles rirent toutes de cette farce bien affreuse.
Pauvre jeune fille, pensa le garçon, fourré dans le feuillage. Il entendit encore bien des vilenies qui lui écorchèrent ses oreilles qu’il ne boucha cependant pas… Bien souvent il avait entendu parler de ces sabbats, mais y avait toujours vu des contes de marmots. Il demeura pantois bien après cette veillée, ne quittant son arbre que très tard dans la nuit pour filer vers sa belle dont la demeure n’était plus bien loin. Un peu étonné d’y voir la porte entrouverte, il entra doucement, heureux finalement de lui faire la surprise et de se savoir enfin loin de cette terrible clairière. Mais au sol il y avait l’espèce de baudruche dont la vieille sorcière parlait dans la soirée ! Sa fiancée était donc cette pauvre servante et comme elle était faite là il ne reconnaissait rien de la jolie figure qu’il s’apprêtait à embrasser follement !
Mais il avait en tête, bien précisément, la recette si singulière qu’avait donné la veille. Il courut dans une étable voisine, prit un seau qui traînait et tira avec autorité de quoi faire un bain aux pieds de la belle, qui, par chance, les avait bien petits.
L’histoire s’arrête là et ne dit pas si le bain réussit. Mais sans doute cette fin fut-elle heureuse, car les histoires se rangent plus volontiers, il me semble, aux côtés des doux amants qu’à ceux, osseux et méchants des vieilles fées sorcières.
Quoique ce ne soit pas une loi
Aucune loi n’a cours au monde des histoires…
Patricia Gaillard - Contes et Légendes d'Alsace - Éditions De Borée - 2010