Le mardi des souvenirs - 11
Toute petite déjà, vers quatre ou cinq ans, le fil me fascinait. Filage, tissage,
broderie, couture, ces mots m'ont toujours curieusement émue. J'ai toujours aimé les
tissus, les linges de maison, torchons, nappes, draps, à carreaux, en lin ou en coton.
Je me souviens bien de mon admiration de petite fille devant ces broderies rouges au
point de tige, qui représentaient souvent des scènes traditionnelles de la vie alsacienne, ou des cerises, poires et pommes. À cette époque-là ma mère me préparait des carrés de toile de vingt centimètres de côté, puis elle y traçait de simples lignes au crayon. Là, comme pour tout en Alsace, il s’agissait d’aller droit 😊
Elle m'avait appris comment tenir d’un même geste, à la fois l’aiguille et le fil. Mais ce dernier ne se contentait pas de rester tranquillement enfilé, il glissait souvent hors de l’aiguille et s’échappait de mes menottes malhabiles. J'avais donc vite appris, d’un petit coup de salive entre les lèvres, à humidifier ce fil sauvage, à le rendre pointu, afin qu’il daigne retourner - au bout de nombreux essais ! - dans ce trou longiligne qui porte le mystérieux nom de "chas." D’autres fois c’était ce même fil qui, coupé trop long, faisait un nœud, la plupart du temps inextricable et extrêmement agaçant. Sur ces lignes droites au crayon, je faisais les points de broderie que j'apprenais : point de tige, point de chainette, point d’épine, point de chausson, point de palestrina. Le point de tige était mon préféré. Les autres, bien que jolis, me semblaient plus maniérés. Pour broder, j'avais tout : l’aiguille, le fil rouge, la pièce de lin, les lignes à suivre. Il me manquait une chose : la régularité. Mes lignes étaient affreuses, je m'en rendais bien compte. Je n'étais pas une enfant spécialement persévérante, mais je voulais à tout prix savoir broder.
Ah, les heures que j'ai pu passer, sur mon chamala (tabouret bas en bois) à désespérer régulièrement de ce fil qui s’échappait des doigts ou faisait des nœuds.
Je finissais le plus souvent par insulter le fil, comme s’il le faisait exprès. Ma belle
persévérance me venait sûrement de l’exemple de mon arrière grand-père, Constanz Johann Baptist Ancel, qui était tisserand de lin, et dont ma mère rappelait souvent et fièrement
qu’il avait fait, à pied, aller et retour, le chemin de Munster à Paris, pour apprendre le
tissage Jacquard...
Je sentais, au ton solennel avec lequel cette phrase était dite, qu’il s’agissait de se montrer digne d’un homme tel que celui-ci. Mes contrariétés de brodeuse débutante n’étaient donc rien comparées à ce vieux courage familial.
Je ne suis jamais devenue ce qu’il convient d’appeler une brodeuse. Cependant, chaque fois que je brode le travail est assez beau et je ne passe jamais longtemps sans broder une petite chose : une serviette, un torchon... De petits ouvrages en somme, mais qui conservent le fil de mon pays dans mes doigts et dans ma mémoire.
Au fil du temps, mes petits travaux deviennent de plus en plus souvent des broderies au fil rouge sur toile de lin, comme autrefois.
Et parfois je vois dans mes doigts, en filigrane, les doigts de ma mère et ceux de mes vieilles ancêtres...
la gaillarde conteuse