L'ERMITE
À Mulhouse, en Alsace, où je suis née il y a, tout en haut d'une colline au-dessus de la ville, une forêt qui s'appelle le Tannenwald. Enfant, j'avais une passion pour ce lieu où j'ai vécu ces émotions forestières puisées dans les automnes flamboyants et dans les parfums des hêtres, des faînes, des sapins et des champignons. Bien plus tard, lorsque j'ai entamé l'écriture du répertoire alsacien et de ses contes et légendes, pour les éditions De Borée, j'ai eu la grande joie de découvrir qu'une belle légende était rattachée à ce bois cher à mon coeur. Cette légende la voici et je l'aime autant que j'aime cette forêt du Tannenwald !
Certains êtres quittent le monde et son curieux désordre pour vivre en solitaire au fond des bois. la nature devient alors leur compagne, leur demeure, leur nourriture et leur joie. Ils prétendent ainsi se tenir au plus près du créateur.
Ludigari était de ceux-là. Il avait consacré son coeur à Notre Dame des Ermites*, une statuette de vierge noire qu'il avait vue lors d'un pèlerinage.
Il s'était alors retiré dans la forêt du Tannenwald et il était devenu peu à peu frère des plantes, des bêtes, des sources et leurs secrets, au fil des ans, s'étaient ouverts à lui. Il se nourrissait de baies, de fruits sauvages et de racines à la belle saison, de noisettes, de faînes et de cenelles aigrelettes à l'automne. Il partageait cette provende patiemment glanée avec les petits animaux du bois quand arrivaient ces jours rudes où notre hiver pose, comme il sait si bien faire, des vents et des gels splendides et meurtriers.
À force de vivre ainsi, Ludigari avait fini par devenir noueux et sec comme un arbre, avec des yeux limpides comme l'eau. Il portait une barbe et des cheveux très longs, d'une blancheur nacrée. Il ne parlait plus. Le langage était la dernière chose dont il s'était défait et ceux qui le cherchaient dans sa cabane de lierre et de branchages - car il avait des herbes une fine connaissance et ne refusait à personne ses recettes merveilleuses - ceux-là trouvaient un homme dont le regard très doux et les gestes de bonté disaient, sans le secours des mots, l'essence de la vie.
Mais la mort nous cherche tous quand notre heure a sonné, sans jamais considérer qui nous sommes. Aucun mérite, aucune faute ne saurait influencer sa banale besogne.
Elle entra un jour au Tannenwald...
Le vieil ermite, ce matin-là, alors qu'un beau printemps réveillait tout de sa douceur exquise, sentit une lame froide circuler dans son sang et il sut, lui qui sentait les choses impalpables, que le temps était venu pour lui de glisser dans la mort. Il ne la craignait pas, en quittant le monde il était déjà mort aux vanités et aux désirs, il avait donc accompli depuis longtemps tout un pan de ce travail et son coeur ne connaissait pas l'angoisse.
Il s'allongea dans sa hutte, sur sa couche de foin, et prépara son âme à ce voyage, priant Notre Dame des Ermites de tout son coeur. Un prodige d'une adorable simplicité alors se déroula... les animaux du bois défilèrent lentement, les uns derrière les autres, pour rendre hommage à leur frère mourant. Ils étaient tous là, du loup qui portait sa tête baissée, au ver luisant qui tendait sa lanterne fragile dans la sombre cabane où l'homme agonisait.
Ah si nous avions pu voir, dans le silence recueilli de la belle forêt, la procession gracieuse et lente de ces bêtes ! Elles nous auraient rappelé, sans pourtant dire un mot, que nous sommes avec elles le peuple de la terre.
Ludigari le savait, lui, et bien des choses que nous ne savons pas encore...
Et après la visite de la toute dernière des toutes petites bêtes, notre ermite abandonna son souffle et s'en alla, bienheureux...
de tout ce que j'ai pu écrire, cette histoire-là est de loin la plus chère à mon coeur...
à bientôt
la gaillarde conteuse...
* Statue de la Vierge en bois de poirier, non en bois noir, mais noircie par les cierges et les encens, qui a été nettoyée par un restaurateur puis peinte en noir pour rester fidèle à son image. Elle se trouve encore à l'abbaye bénédictines d'Einsiedeln (qui signifie ermite) en suisse, fondée en 934 par Othon 1er et la duchesse Reglinde de Souabe. Cette sculpture date probablement du XVè siècle, et elle a échappé à cinq reprises à des incendies qui ont ravagé de très nombreux et précieux manuscrits de cette église.