L'AMOUR DES TROIS ORANGES - 4ème et dernière partie

Publié le par Patricia Gaillard

L'AMOUR DES TROIS ORANGES - 4ème et dernière partie

Le prince s’extirpa de la demeure folle, les trois oranges intactes dans ses mains. Il s’enfuit vite, presque autant que les vents…

Il s’assit loin de là, dans une calme clairière et contempla les trois fruits… « L’Amour des trois Oranges… ? » Il avait les oranges, mais l’amour ? L’avait-il oublié, sur le coffre de bois, dans ce château enchanté ? Il soupira. Fallait-il retourner ? Il vit derrière lui les années de voyage et pleura doucement. Dans une des oranges il entendit un bruit, minuscule peut-être, mais un bruit. Il essuya ses yeux dans un lambeau de veste, prit dans une main le fruit étrange et de l’autre le dégagea soigneusement de son épaisse peau d’orange. Dedans, à la place de la chair, du jus, de la pulpe délicieuse, il y avait une femme délicieuse elle aussi, d’une grande beauté qui aussitôt délivrée, pleura :

« Amour, amour, donne-moi à boire ! »

Il n’avait rien que quelques miettes rassises au fond de sa besace vide et la belle avait soif ! Alors il répondit, imitant son langage, avec grande douceur :

« Amour, amour, je n’ai pas d’eau. »

Elle eut juste le temps de murmurer : 

« Amour, amour, je meurs… » avant de s’effondrer sans vie, près de lui.

Puis elle devint en un instant une poignée de sable qui se perdit dans le vent. Surpris par cette apparition fugitive, il pensa ouvrir la seconde orange. Une femme dormait-elle dedans ? Va-t-elle réclamer à boire, ou peut-être à manger ? Il prépara dans la clairière une table sommaire garnie de baies de myrtilles et de mûres, d’amandes de faines et de noisettes. Un festin forestier. Puis il s’assit par là, près de la table, pour ne pas affamer son nouvel amour et ne pas le voir encore mourir comme ça. Il ouvrit doucement une seconde orange, elle était habitée elle aussi d’une femme, plus exquise encore et qui pleurait plus fort :

« Amour, amour, donne-moi à boire !

- Amour, amour, je n’ai pas d’eau !

- Amour, amour, je meurs ! »

Elle n’eut même pas le temps de tomber ou de devenir sable, mais s’évapora comme font les reflets ou les bulles de savon.

Il ne restait plus qu’une orange…

Le prince sentit bien sûr que sa chance était maigre de conserver vivante une de ces créatures sensibles et éphémères. Il réfléchit longtemps. Celle-ci pouvait avoir soif comme les deux autres. Mais pouvait avoir faim aussi. Elle pouvait même avoir et faim et soif et peut-être encore autre chose. Dans ces situations, il faut trancher. Il trancha donc. Il trouva une source dans le pli d’un rocher, improvisa une table garnie du même festin, prépara même une coupe de bois, patiemment creusée, pour tendre dans l’urgence de l’eau à cet amour qu’il attendait déjà. En tremblant un peu, il déroula la peau de la dernière orange, une femme parfaite se déplia dedans. Elle pleura aussitôt, mais il avait rempli le gobelet d’avance. Elle n’eut que le temps de dire : « Amour, amour, donne-moi à boi… » Son désir dans l’instant se vit exaucé. Elle sourit, gracieuse, en demanda encore, la source était donc bien la meilleure des idées. Puis elle tendit ses bras, « Emmène-moi ! » Il ne se fit pas prier. Il la porta avec une délicatesse véritable, ces êtres lui semblaient terriblement subtils et périssables. Il la trouva pourtant bien présente et bien pleine quand elle posa sa joue tout contre sa poitrine. Il eut la sensation très nette d’arriver quelque part… Pourtant nous ne sommes pas à la fin de l’histoire…

 

Ils voyagèrent des mois, des années, traversèrent mille paysages. Ils arrivèrent un matin dans un royaume ami de celui que le prince avait quitté jadis. Le roi de ce pays avait une fille, que la nature sûrement débordée ou distraite le jour de la naissance, avait très mal servie en dons et en beauté, le résultat était pitoyable. L’enfant si peu comblée était devenue amère de surcroît, ce qui complétait bien le paysage en place. Ce roi prit une idée, secrète mais tenace : ce prince ami ferait un gendre magnifique pour décorer un peu cette laideronne couronnée. Apprenant l’arrivée au château du prince et de sa belle, il cacha sa fille dans un des souterrains… et voilà que se profile encore une complication. Il y a souvent un « mais… » dans le conte merveilleux.

Ce roi reçut somptueusement les deux voyageurs. Et dans la légèreté des vins et des mets fins qui défilaient, subtils et rares, le prince lâcha les confidences espérées par le roi. Il conta son histoire et son désir d’épouser l’Amour des trois Oranges. Le roi, sournoisement, prit un air très digne, conseilla au prince de retourner tout seul, consoler une mère qui le croyant perdu,  pleurait chaque matin et un père vieilli par l’absence trop longue de son garçon, disait-on de partout dans les rues des royaumes. Le prince rapporterait aussi pour son amour, des bijoux, des vêtements de soierie, de velours, tous trésors de famille, pour la rendre enfin digne de son rang et de sa beauté. Devant ces arguments de taille, le prince contrarié, laissa l’Amour des trois oranges dans ce royaume-là. Il partit à cheval un beau petit matin, promettant d’être bref.

Dès qu’il eut le dos tourné, le roi fit vivre ensemble les deux filles complémentaires. Chacune avait bien en trop ce que l’autre n’avait pas et la laide princesse apprenait de jour en jour tout ce qu’il lui fallait savoir pour prendre la place de son admirable compagne.

Un soir que les deux filles se faisaient pour s’amuser des coiffures farfelues, l’amère princesse, devant les cheveux d’or de la belle, ne put résister, enfonça dans sa tête une longue épingle d’argent, avec délectation. Mais l’Amour aussitôt devint une colombe et s’envola loin au-dessus de ce monde.

Le prince à son retour, découvrit son amie terriblement  changée… la trouva brune, petite, grosse avec des tâches de son partout. Elle lui prit les mains, le rassura, disant : 

« Ce n’est pas grave du tout, c’est le vent, le soleil, la nourriture d’ici qui m’ont changée, ça va vite passer ! »

Il finit par y croire. L’Amour ramollit nos plus fines méfiances. 

Il quitta ce roi, ce royaume, la grosse petite princesse brune assise avec lui sur le cheval. Son cœur d’homme était transi et la mélancolie, qui avait déserté son âme depuis cette lointaine jeunesse, le reprenait entier dans son voile grisâtre. Ils furent tous étonnés, les parents, les amis et le royaume entier, de le voir arriver avec une promise qui faisait peur à voir, mais lui on l’aimait tant et de le retrouver était une telle fête, qu’on se dit : « Après tout, le voici devenu un homme mûr, comme il fait sera bien… »

On prépara le mariage.

« C’est la cérémonie qui s’annonce solennelle et grandiose qui donne à notre cher fils cet air morose » disait la reine un peu inquiète,  tout en brodant le soir près de son roi songeur, l’ample corsage tout blanc de l’affreuse mariée.

 Le grand jour approchait. Les gens, dans les cuisines, travaillaient constamment à ce festin royal et même pendant les nuits, les cheminées, les fours, les broches allaient bon train. Terrines, pâtés, jambons, gâteaux de toutes sortes en piles parfumées s’entassaient d’heure en heure. Chacun dans le château ne s’affairait plus qu’à ça. Une nuit, un rôtisseur occupé à farcir de très grosses volailles, entendit une voix au-dessus de sa tête. Il vit une colombe dans un croisement de poutres, l’entendit faire des commentaires sur le repas de noces. Le rôtisseur chercha le prince, qui de toute façon dormait mal. Le cuisinier voulait un témoin assez noble pour constater ce prodige, car chacun autour de lui disait : « Toutes ces nuits aux cuisines, tu fatigues, tu délires, tu hallucines, c’est fatal. » Il n’hallucinait pas. Le prince était d’accord car il leva ses yeux vers la blanche colombe, trouva à l’animal une expression étrange, tendit son bras en perchoir. Elle, sans hésiter ni trembler, s’y posa. Caressant de deux doigts le crâne doux et tiède de la bête, le prince sentit la tête ronde et dure de l’épingle d’argent. Il la retira. Aussitôt l’Amour des trois Oranges apparut dans le tourbillon léger de quelques duvets de plumes blanches. Elle était telle qu’elle avait toujours été, depuis sa naissance dans la peau de l’orange, magnifique, lumineuse et parfaite. Le royaume entier soupira d’aise de voir à son monarque une autre épouse que cette menteuse, grogneuse, hargneuse, mielleuse qui fut brûlée sur la place publique. C’est ainsi que parfois on fait en ces temps et ces lieux vaporeux et abstraits des histoires où les visages de l’amertume et de  la vraie méchanceté disparaissent dans le festin des flammes,  pour nettoyer notre histoire…

Très long ce conte, mais la vie l’est aussi. La vie est une quête qui ressemble à celle-ci, pour qui cherche sans répit l’Amour des trois Oranges.

Sortons doucement de cette histoire sans âge, sortons des mille paysages, sortons sans bruit, sans grincement, sans regret. Prenons le passage qui quitte ce mirage, mage de l’image, imaginaire carnage, plumage sage de mariage.

Voici le rivage, il faut rentrer chez nous, le conte est dans la page… qui s’en va. 

 

Merci de m'avoir suivie jusque là !

à bientôt

la gaillarde conteuse...

 

 

 

 

 

 

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