Le jardin du 24 Septembre
Le jardin du 24 Septembre
Vivre dans un jardin c’est vivre régulièrement quelques heures en ermite. Mais certains êtres deviennent ermites « à plein temps ! »
Autrefois l’ermite était forcément un moine qui choisissait de vivre totalement seul dans une forêt, au plus proche du divin, des bêtes et de la nature dont il se nourrissait humblement. De nos jours il existe bien des formes érémitiques, dont certaines sont tout à fait laïques, elles restent cependant des solitudes extrêmes, dictées par le besoin de quitter nos sociétés humaines et leurs pesants et limitants conditionnements, pour vivre dans l’état «d’origine»
J’avoue avoir toujours été fascinée par ces gens, et quand mon éditeur m’a demandé, en 2010, un second gros ouvrage de contes et légendes - d’Alsace en l’occurence - j’ai vu là l’occasion d’écrire ce que je considère comme la plus belle histoire du pays de mon enfance...
Ludigari, ermite de la forêt du Tannenwald
Certains êtres quittent le monde et son curieux désordre pour vivre en solitaires au fond des bois. La nature devient alors leur compagne, leur demeure, leur nourriture et leur joie. Ils prétendent ainsi se tenir au plus près du divin.
Ludigari était de ceux-là et il s’était retiré dans la forêt du Tannenwald. Il était peu à peu devenu frère des plantes, des bêtes et des sources. Tous leurs secrets, au fil des ans, s’étaient ouverts à lui. Il se nourrissait de baies, de fruits sauvages et de racines à la belle saison, de noisettes, de glands et de faînes dès l’automne. Il en partageait la provende si patiemment glanée avec les petits animaux du bois quand arrivaient ces jours rudes où notre hiver pose, comme il sait si bien faire, des vents et des gels splendides et meurtriers.
À force de vivre ainsi, Ludigari avait fini par devenir noueux et sec comme un arbre, avec des yeux limpides comme l’eau. Il portait une barbe et des cheveux très longs, d’une blancheur nacrée. Et il ne parlait plus. Le langage était la dernière chose dont il s’était défait et ceux qui le cherchaient dans sa cabane de lierre et de branchages – car il avait des herbes une fine connaissance et ne refusait à personne ses potions merveilleuses – ceux-là trouvaient un homme dont le regard très doux et les gestes de bonté disaient, sans le secours des mots, l’essence de la vie.
Mais la mort nous cherche tous quand notre heure a sonné, sans jamais considérer qui nous sommes. Aucun mérite, aucune faute ne saurait influencer sa banale besogne et elle entra un jour dans la forêt du Tannenwald.
Le vieil ermite, ce matin-là, alors qu’un beau printemps réveillait tout de sa douceur exquise, sentit une lame froide circuler dans son sang et il sut, lui qui sentait les choses impalpables, que le temps était venu pour lui de glisser dans la mort. Il ne la craignait pas. En quittant le monde, il était déjà mort aux vanités et aux désirs ; il avait donc accompli depuis longtemps tout un pan de ce travail et son cœur ne connaissait pas l’angoisse.
Il s’allongea dans sa hutte, sur sa couche de foin, et prépara son âme à ce voyage.
Un prodige d’une adorable simplicité alors se déroula : les animaux des bois défilèrent les uns derrière les autres pour rendre hommage à leur frère mourant. Ils étaient tous là, du loup qui portait sa tête baissée au ver luisant qui tendait sa lanterne fragile dans la sombre cabane où l’homme agonisait. Ah, si nous avions pu voir, dans le silence recueilli de la belle forêt, la procession gracieuse et lente de ces bêtes, celles-ci nous auraient rappelé, sans dire un seul mot, que nous sommes, avec elles, le peuple de la terre.
Ludigari le savait, lui, et bien des choses encore que nous ne saurons pas.
Après la visite de la toute dernière des plus petites bêtes, notre ermite abandonna son souffle et s’en alla, bienheureux.
Peu d’êtres, pensez-vous, sont encore capables de telles choses, je crois pourtant qu’ils existent, mais ils sont silencieux, discrets, on ne les verra pas sur les réseaux sociaux !
la gaillarde conteuse