Les Histoires du Lundi - 10
Le bailli en cigogne
" Qu’on le pende!"
C’était la seule réponse qu’il avait à donner à son secrétaire au sujet d’un bohémien qu’on avait arrêté pour un vol de nourriture. C’est que ce bailli, M. Lederman, était ce jour-là de méchante humeur. Son déjeuner trop gras lui faisait des nœuds dans les entrailles. Un jour de calme gastrique, la réponse eût été différente... Pauvre bohémien ! Le secrétaire, un triste sire extrêmement maigre et empesé qui s’appelait Hosenpeitel, osa ajouter, pour finir la conversation, que le voleur désirait parler au bailli en personne, prétendant que celui-ci aurait tout à y gagner.
Si notre officier de paix avait souvent l’humeur variable, il était cependant d’un naturel curieux et ne put résister au plaisir d’entendre ce que ce bohémien avait à lui confier.
Le bougre lui fut amené. Il commença par faire un discours enflammé sur la condition des gens de son espèce, disant que pour voler son pain, il fallait être misérable, et que s’ils étaient misérables, c’était bien parce que d’autres ne l’étaient pas. Mais, sentant qu’il allait vite lasser l’homme de loi avec ses plaintes, il entra dans le vif du sujet, baissant la voix comme en confidence.
"Si vous m’accordez ma liberté, je vous offrirai une poudre magique."
Les deux larges oreilles du bailli se déplièrent définitivement en entendant ces mots. Car notre homme avait pour les affaires occultes une passion dévorante que peu lui connaissaient. Se gardant toutefois d’aller trop vite, et craignant une fourberie, il questionna le condamné. Celui-ci, encouragé par l’intérêt de son juge, roula ses beaux yeux noirs, prit des airs de conteur et donna d’alléchants détails sur cette chose extraordinaire qu’il disait posséder.
"C’est une poudre, mon cher monsieur. Celui qui en avale une petite pincée et prononce en même temps un mot caché peut devenir n’importe quel animal et comprendre du même coup le langage des bêtes. J’échange cette poudre et son mot secret contre ma vie."
L’affaire était tentante, le bailli soupira. Il ne pouvait quand même pas laisser passer une telle merveille. D’autant plus que le bohémien, pour parfaire l’argument, sortit de dessous sa chemise une boîte dorée, qui était reliée par une ficelle à un minuscule parchemin roulé. L’objet semblait un trésor archaïque, jailli de quelque giron d’enchanteur.
"Mais vous n’oublierez surtout pas, ajouta le voleur, comme si la chose était entendue, de prononcer à nouveau le mot pour redevenir homme et de ne jamais rire, car ces transformations sont des choses subtiles."
Le bailli rendit la liberté qu’il avait prise, l’autre donna la poudre promise. Le sujet était clos. En sortant, le voleur se frotta le dessous du cou en grimaçant. Puis il s’éloigna dans la ruelle, entouré de sa communauté ravie de n’avoir pas, pour cette fois, servi de pâture à la justice.
Le secrétaire, Hosenpeitel, avait la manie d’écouter aux portes ; le bailli le savait bien, et pour tout dire, ce jour-là, ça l’arrangeait. Il n’allait pas s’engouffrer dans une telle expérience sans d’abord faire un essai... sur un autre ! Et cet autre était tout trouvé.
Ils s’enfermèrent dans l’obscure bibliothèque de la maison, toute chargée de livres de lois habillés de triste cuir caca d’oie rehaussé d’or. Sur le petit parchemin était inscrit le mot latin mutabor, qui signifie "je me transforme." Le bailli, que l’excitation rendait méconnaissable, regarda son secrétaire avec des yeux qui faisaient peur. De fait, il força le maigre serviteur à ouvrir la bouche et déposa sur sa langue une pincée minuscule de la précieuse poudre. L’autre pensa au perroquet de son voisin et cria mutabor. Sur le bureau marqueté du bailli, un perroquet bleu et jaune, maigre et empesé, se balançait, timide, d’une patte sur l’autre. Le bailli était consterné et ravi. Il cria mutabor, et Hosenpeitel reparut, plus humain que jamais, et assez fier, ma foi, de s’en être si bien sorti. Ce sacré bohémien n’avait donc pas menti.
Dans la pénombre de la pièce, au-dessus de la petite boîte dorée collée au parchemin près de laquelle il avait prudemment glissé une petite bible, le bailli, sur un ton grave, fit tendre la main à son secrétaire et lui fit jurer qu’il ne parlerait à personne de ce secret époustouflant qui les liait, à présent, d’une manière singulière. D’ailleurs, à partir de cet instant, ils se tutoyèrent. Les secrets partagés rendent intimes d’un seul coup. L’autre jura, sincère, d’autant que le jeu commençait à lui plaire. C’était plus distrayant que les comptes rendus de justice qu’il grattait à longueur de journée.
Ils se donnèrent rendez-vous le lendemain pour se rendre dans la campagne environnante et se livrer à d’autres expérimentations. Le sommeil fut pour chacun un peu malaisé à mettre en route, de telles nouveautés nous font chauffer l’esprit !
Le lendemain, enfin, ils s’en allèrent. Et pendant qu’ils marchaient, le bailli, très souvent, triturait sa poche pour s’assurer que la boîte y était toujours, se disant que l’objet enchanteur pourrait bien disparaître. Ils arrivèrent près d’un étang où se trouvaient deux cigognes. Elles reluquaient les rives, espérant quelque grenouille, et claquaient du bec comme si elles conversaient. Les deux hommes échangèrent un regard entendu, l’occasion était belle. Deux pincées de poudre, le mot clamé bien fort, et quatre cigognes étaient maintenant au bord de l’étang. Deux d’entre elles avaient une démarche malhabile, pas facile de se déplacer sur de si maigres échasses ! Hosenpeitel s’en sortait un peu mieux, les pattes maigres, il avait l’habitude. Les cigognes véritables se mirent à discuter et les deux hommes comprirent chaque mot de la conversation. La poudre prodigieuse tenait toutes ses promesses.
Soudain, voyant son maître haut perché, tout en plumes avec un regard de volaille et ce bec si long, Hosenpeitel éclata de rire. Aussitôt après il se souvint des consignes et l’inquiétude le gagna. Les deux hommes cherchèrent le mot dans leur crâne de cigogne mais ne le retrouvèrent plus. Ça commençait par muu, muu, muu... C’est tout ce qui leur revint. Craignant devoir rester toujours ainsi, ils s’affolèrent, essayèrent de voler, et mirent quand même plusieurs jours à y parvenir.
Un matin, prenant un envol presque gracieux, ils se dirigèrent vers la demeure du bailli. Ils se posèrent sur la grande cheminée, comme le font souvent ces volatiles. Ils virent dans les ruelles une grande agitation. Les femmes, parties pour la lessive, avaient trouvé les vêtements des deux hommes et les pensaient noyés. Cette nouvelle circula de fenêtre en fenêtre, fit le tour de la ville, en étonna plus d’un. Des groupes se formèrent ici et là, les bohémiens eux-mêmes vinrent s’y mêler. Parmi eux, celui qui avait offert la poudre écouta, soucieux. Quelle erreur avait bien pu faire ce juge ? Avait-il ri pendant la métamorphose ? Il l’avait pourtant prévenu.
Les deux compères, debout sur la cheminée, aperçurent leur voleur dans la foule. Ils foncèrent sur lui sauvagement, mais le bohémien les vit, et comme il était féru de coutumes secrètes, il murmura un mot, et les deux bêtes, débarrassées illico de leurs pensées de vengeance – et de toute autre forme de pensée, d’ailleurs – se posèrent, très douces, sur ses deux épaules. Ce tableau vraiment pas ordinaire enthousiasma la foule, qui cria au miracle.
Comme on manquait à présent d’un bailli, on nomma le bohémien à ce poste. Il l’occupa longtemps, d’une très plaisante manière et qui convenait à tous. Un jour, recevant dans sa demeure le maire de Düttlenheim, il lui raconta en confidence, à la fin du repas, après un ou deux verres de schnaps, cette incroyable aventure. Celui-ci ne la répéta qu’à quelques sages, qui la conservèrent en mémoire. Il devait y avoir parmi eux un conteur, voilà pourquoi elle nous enchante encore.
La ville de Düttlenheim porte dans ses armes deux têtes de cigognes entrecroisées sur champ d’azur. N’est-ce pas une preuve?
Alors, peut-on dire que les conteurs sont des menteurs ?
En tout cas les conteuses ne l'ont jamais été, croyez-le bien 😄
Patricia Gaillard - Contes et légendes d'Alsace - éditions De Borée - 2010