Le petit chêne, entre l’étang et la rivière, se colore de manière un peu marbrée à cause d’un restant de ce mildiou tenace qui le taraude depuis le printemps, sans avoir amoindri cependant son énergie. J’irai voir demain le grand chêne, là-bas, et lui demanderai de me confier un peu de sa force pour la transmettre une fois encore au petit chêne.
Un soleil franc dore les herbes et le jardinier prépare la terre de ses serres. Il a cueilli, je vous l’ai dit, les dernières tomates, haché leurs tiges fatiguées, rangé les tuteurs et les ficelles soigneusement défaites. Il va à présent préparer la terre des serres qui recevra, dès la fin de Janvier, les tubercules qui donneront les pommes de terre primeures d’Avril. Puis, à la fin de Février ou au début de Mars, ce sera le moment d’y installer aussi les plants de choux-fleurs et de brocolis. Voilà deux vraies stars qui poussent bien dans les serres et qui grossissent magnifiquement pour être prêtes au mois de Mai. Nos deux citronniers sont posés à demeure dans ces mêmes serres. Un citronnier supporte jusqu’à -5 degrés. Ils s’accommoderont probablement tous les deux de cette hibernation. D’habitude nous les rentrons dans une pièce non chauffée de la maison, qui est dans un étage, mais ils sont de plus en plus grands, de plus en plus lourds et nous de plus en plus vieux... ceci explique cela... je suis sûre qu’ils feront un effort en remerciement des soins prodigués tout le restant de l’année. Je crois que l’ingratitude n’existe pas dans le petit domaine.
Malgré la saison froide qui s’amorce, nos regards ne quittent pas le petit domaine. Nous ne pouvons nous passer de lui, pas plus peut-être, que lui de nous...
« Quel est votre nom ? » dit le juge.
- Mélusine
- Votre âge ?
- Je ne sais pas.
- Votre profession ?
- Je suis fée… je suis la dernière, il ne reste plus que moi, elles sont toutes mortes. »
La salle partit d’un grand éclat de rire. Mais cela ne la troubla point et de sa petite voix claire et chevrotante qui montait haut dans la salle et planait comme une voix de rêve, la vieille reprit :
« En vérité c’est grand dommage, la vie était bien plus belle quand elle avait encore ses fées Nous étions la poésie du pays, sa foi, sa candeur, sa jeunesse. Tous les endroits que nous hantions, les fonds de parcs embroussaillés, les pierres des fontaines, les tourelles des vieux châteaux, les brumes d’étangs, les grandes landes marécageuses recevaient de notre présence je ne sais quoi de magique et d’agrandi. A la clarté fantastique des légendes on nous voyait passer un peu partout, traînant nos jupes dans un rayon de lune, ou courant sur les prés à la pointe des herbes. Les paysans nous aimaient, nous vénéraient. Dans les imaginations naïves, nos fronts couronnés de perles, nos baguettes, nos quenouilles enchantées mettaient un peu de crainte à l’adoration. Aussi nos sources restaient toujours claires…
Il y avait des petits enfants qui nous connaissaient par nos noms, nous aimaient, nous craignaient un peu. Mais au lieu des beaux livres tout en or et en images où ils apprenaient notre histoire, on leur a mis dans les mains la science à la portée des enfants, de gros bouquins dont l’ennui monte comme une poussière grise et efface dans les petits yeux nos palais enchantés et nos miroirs magiques.
On a envoyé des savants pour analyser nos belles sources miraculeuses et dire au juste ce qu’il entrait de fer et de soufre dedans.
On s’est moqué de nous sur les théâtres, nos enchantements sont devenus des trucs, nos miracles des gaudrioles. On ne peut plus penser à nous sans rire !
On a creusé des tunnels, comblé les étangs et fait tant de coupes d’arbres que bientôt nous n’avons plus su où nous mettre. Peu à peu les paysans n’ont plus cru à nous. Le soir quand nous frappions à leurs volets, ils disaient « c’est le vent ! »…et ils se rendormaient.
Dès lors ça a été fini pour nous. Comme nous vivions de la croyance populaire, en la perdant, nous avons tout perdu. La vertu de nos baguettes s’est évanouie et de puissantes fées que nous étions nous nous sommes trouvées de vieilles femmes ridées, méchantes, comme des fées qu’on oublie…
Et ainsi nous sommes mortes, nous les éternelles. Je suis la dernière, il ne reste plus que moi…
- Décidément, cette vieille est folle, emmenez-là !! »
———————————
Pourtant ce matin, dans la brume épaisse et laiteuse qui recouvrait tout, je n’aurais pas été étonnée qu’elles y soient toutes encore... les fées...
Brrr… Voilà qu’arrive le vrai froid, celui qui dépose au matin une rosée cristallisée sur les buissons et l’herbe, celui qui fait cette vapeur sur l’eau, celui qui nous fait remonter nos cols et enfoncer un bonnet sur nos têtes. Le froid, quoi. Et nos pauvres tomates, persévérantes, qui tentent malgré tout de mûrir dans les serres. Elles sont courageuses, mais n’ont plus aucune chance à présent d’y réussir. Le jardinier les a cueillies toutes ce matin, celles qui sont colorées et celles qui ne le sont pas encore. Il les a entreposées dans la grange non chauffée et ne les mettra que demain dans la maison. Je les trierai et toutes celles qui sont vertes seront soigneusement posées l’une à côté de l’autre, sur une feuille de journal sur le bout de la table de la cuisine qui est tout près du radiateur. Nous faisons ainsi chaque année. Les tomates mûrissent tranquillement de cette manière et nous offrent encore salades et coulis jusqu’au milieu du mois de Décembre. Cette année nous allons faire pour la première fois la même expérience avec ces poivrons, deviendront-ils jaunes et rouges, comme le veut leur nature ? Nous verrons cela, je vous dirai.
Aujourd’hui quel paysage magique. Une brume irréelle enrobe tout d’un voile gracieux et la terre gelée dort encore. Tout est silence, temps arrêté. Pourtant le vent s’agite, il est le seul. Non, il y a aussi les oiseaux, qui se bousculent sur la tablette des graines. L’étang est nimbé d’une vapeur légère car son eau est plus tiède que l’air. Pour moi qui aime tant les paysages du nord, tout est bien. Et sur l’écran argenté de mon imaginaire, je crois qu’un poisson d’or vient de glisser tout près de la rive, pour me rappeler ce conte que je vais vous dire....
Peau de fée
Cette histoire étrange s’est passée dans un village qui s’appelait… j’ai oublié son nom, mais ça n’a pas d’importance, de toute façon il n’existe plus. C’est vous dire que ça fait longtemps. C’était au temps où l’on croyait aux fées. C’était au temps où la nuit, assis tout au bord de la mer, le derrière moulé dans le sable tiède, si on avait le cœur simple, on pouvait parfois voir des sirènes, avec leur peau si blanche, luisante sous les rayons de lune, la queue un peu turquoise dans les rides de l’eau… et leur chant, si particulier, irrésistible pour l’âme d’un homme.
C’était au temps où l’on croyait aux fées.
L’une d’elles, plus discrète peut-être que les autres, en tout cas différente, avait fait sa demeure charnelle dans un poisson. Oh, minuscule poisson, mais précieux, plus encore qu’un bijou. Il était tout fait d’or, chaque écaille joliment ouvragée par le savoir d’un orfèvre qui n’est pas de ce monde. Cette fée ainsi parée de son petit habit d’or pouvait aller très près des côtes, dans cette frange d’écume, entre le sable et l’eau, pour voir de près un humain dont elle était terriblement éprise. Chaque fois qu’elle l’avait vu, elle repartait dans la vague, dans le sel, dans le bleu. Elle dansait, joyeuse, comme ferait une femme amoureuse !
Cet homme un jour de pêche ramena son filet. Il était vide. Un filet vide, il n’avait jamais vu ça. Il n’y avait qu’un poisson et encore, minuscule ! Il le prit dans sa main et eut pitié de lui, il était si joli, avec ses écailles qui semblaient en or, il allait le remettre à l’eau. Mais son cœur se trouva singulièrement ému. Soudain, comme ouverte par une clef invisible, la peau dorée se fendit, se déroula, un peu comme font les couvercles de boîte de sardines vous savez, et une belle femme nue en sortit comme si c’était tout à fait naturel… elle ne connaissait pas nos manigances de femmes et c’est par hasard qu’elle lui glissa ses bras autour du cou. Elle sentait la vague, le sel, le bleu, il l’a embrassée. Et elle, elle trouvait ça aussi bon que le sel, que la vague, que le bleu, peut-être même meilleur !
Ils ont vécu ensemble.
Dans un coin de leur cabane il y avait un coffre et dedans, rangée, la peau du poisson d’or. Cette fée devenue femme avait demandé à son homme de ne jamais lui poser de questions et de ne jamais jeter cette peau de poisson. Elle avait demandé ça à un moment très doux. Il n’a pas discuté.
Certaines nuits elle se levait, prenait la peau, l’emportait sur la plage. Puis elle entrait dedans et elle filait dans la vague, dans le sel, dans le bleu. Son corps de femme était si bon à vivre, mais cette peau de poisson… c’était sa part fée, impalpable, mystérieuse, libre… !
Ces nuits où elle s’en allait, son homme entendait des glissements, des froissements, la porte qui grinçait et puis elle n’était plus là, près de lui.
Où allait-elle, avec qui, que faisait-elle ?
Et dans l’obscurité brune de la chambre tous ses doutes devenaient immenses et il ne pouvait plus dormir, ou alors un peu, vers l’aube, de fatigue trop grande…
Au matin pourtant chaque fois elle était de retour, souriante et si gracieuse.
Et lui ne pouvait rien demander… « ne pose jamais de questions… »
Un de ces matins-là, elle était déjà dehors, pieds nus dans la rosée, quand il s’est réveillé. Elle tendait à ses chèvres des brassées d’herbes odorantes. Lui, debout dans la cabane, était encore tout prisonnier des tourments de sa nuit, invivable, impossible, terrible nuit. Alors il ouvrit grand le coffre, attrapa la peau d’or comme un chiffon pouilleux et la jeta au feu.
Des étincelles rouges en giclures de sang remplirent la cheminée…
Elle, dehors, poussa un grand cri comme quelqu’un qu’on tue ! Puis soudain tout son corps gracieux s’évapora en mille gouttelettes d’eau.
Elle repartit ainsi dans cette grotte lointaine où se tiennent les fées auxquelles on ne croit plus. C’est nos doutes, nos peurs, le noir de nos nuits blanches qui les tiennent éloignées.
Voilà ce qui arrive
Quand on ouvre le ventre
Des fées et des histoires
Et qu’on veut tout comprendre
Et qu’on veut tout savoir
Elles s’en vont…
Leurs bienfaits s’évaporent
Et c’est trop tard
Patricia Gaillard
Raconteuse d’histoires
pour retrouver tous les textes d’Alexandrine de Césure, c’est par ici